Focus : le rebond du conflit arméno-azerbaïdjanais
Par Timothé WEBER
Relu par M. David CUMIN, MCF (HDR), auteur du livre Géopolitique de l'Eurasie. Avant et depuis 1991 (Paris, L'Harmattan, 2020).
Mercredi 30 septembre, lors d’une conférence de presse à Riga, Emmanuel Macron a déclaré avoir pris en compte les déclarations de la Turquie, jugées « Inconsidérées et dangereuses [i]». Il est notamment reproché à Ankara de « [décomplexer] l'Azerbaïdjan dans ce qui serait une reconquête du Nord-Karabagh ». Cette déclaration du président français intervient trois jours après le début des combats entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabagh, et n’est pas sans rappeler les récents accrochages en Méditerranée Orientale, qui avaient déjà eu lieu il y a quelques mois entre les deux protagonistes. Depuis le 27 septembre, les tensions dans la région ont provoqué la mobilisation générale et la mise en place de la loi martiale dans les deux pays frontaliers. Vidéos contre vidéos, en plus de se livrer une bataille de grande ampleur, les deux camps se livrent également une guerre de l’information, ajoutant un niveau de difficulté lors de l’analyse des événements.
Enclavé au sein de l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh est un territoire stratégique revendiqué par l’Arménie depuis son origine. Ce n’est pas la conception qu’en ont les Azéris, avec un récit national bien différent[1]. En plus d’être au cœur d’un conflit géographiquement localisé, le Haut-Karabagh est également au cœur des relations complexes impliquant la Russie, la Turquie, ainsi que certaines républiques autoproclamées et acteurs étatiques de la région. Dirigé par Arayik Haroutiounian, le Haut-Karabagh se considère comme une entité à part entière. Ce dernier a déjà connu au cours des décennies précédentes de nombreux accrochages impliquant les mêmes belligérants. Dès le Ve siècle, la géographie montagneuse de ce territoire en fit une place stratégique et symbolique dans la résistance face à la Perse. Le conflit opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan dans sa forme moderne prend véritablement corps à partir de la révolution russe, bien que de premiers affrontements[2] entre Arméniens et azerbaïdjanais aient déjà eu lieu entre 1905 et 1907. Les deux acteurs précédemment cités ont été soviétisés au cours de l’année 1920 et ont débattu du sort de l’actuel Haut-Karabagh par le biais du bureau caucasien du comité central du Parti communiste (Kavburo). Staline trancha alors, en prenant la décision de rattacher le territoire à l’Azerbaïdjan le 5 juin 1921. Malgré les protestations, les deux peuples vécurent côte à côte tout au long de l’ère soviétique. Ce n’est qu’après la déclaration d’indépendance[3] du 6 janvier 1992 que le statut du Haut-Karabagh évolua, transformant alors le premier conflit nationalitaire et territorial de l’ex-URSS en véritable guerre qui, depuis le 20 février 1988, fit plus de 30 000 morts. Elle se termina néanmoins par un cessez-le-feu, le 16 mais 1994, toujours sensé être en vigueur jusqu’au 27 septembre 2020.
Au travers de cette réflexion et après avoir étudié les multiples ressorts de cette crise, nous allons nous interroger quant au resurgissement d’une crise qui d’apparence, semblait contrôlée : pourquoi maintenant, et plus important, que met-elle en lumière ?
De par l’histoire des deux pays, il apparaît comme évident que cette crise n’est pas apparue ex nihilo. Cet élément mis à part, elle possède aujourd’hui des fondements solides, qui impliquent tant des problématiques relevant de la politique, que de l’économie en passant par l’épineuse question sociale de la gestion des réfugiés. Pour autant que les combats restent cloisonnés à la région du Haut-Karabagh et à sa périphérie, cette crise s’appuie déjà depuis de nombreuses années sur des acteurs régionaux et internationaux. Du fait de la superposition d’acteurs, mais aussi d’intérêts, elle présente un risque non négligeable pour la sûreté de la Transcaucasie. Dans l’objectif d’avoir une compréhension profonde de cette crise, il convient de la mettre en perspective avec les intérêts des acteurs y prenant part, qui va bien au-delà de la simple solidarité religieuse ou ethnique.
I. Les causes du rebond d’un conflit d’apparence localisé
Les combats ayant actuellement lieu sont décrits comme étant les plus meurtriers depuis la « guerre des quatre jours[4] » de 2016. Depuis 1994, il y a bien un cessez-le-feu en vigueur, mais les deux camps s’accusent mutuellement de le violer régulièrement, avec des accrochages le long de la ligne de démarcation.. Un éclairage historique quant à l’origine ancienne de ce conflit ayant été donné plus haut, il est toutefois important de mettre en avant deux périodes majeures dans l’histoire de ce conflit qui, aujourd’hui encore, ont une influence toute particulière sur les événements. Une première période s’étend de la fin de l’empire russe jusqu’à la chute de l’URSS, et a été marquée par une série de redécoupage, notamment dans le Nord et le sud du Caucase. Le pouvoir soviétique obéissait alors à une logique qui s’efforçait de « diviser pour mieux régner », tout en créant l’homo sovieticus un homme nouveau issu du modernisme socialiste. Promouvant la solidarité entre les peuples, Moscou s’érige alors en arbitre des conflits locaux, ayant permis la cohabitation arméno-azerbaïdjanaise que nous connaissons. Lors de la chute de l’URSS, de nouveaux états émergents des centres des anciennes Républiques socialistes soviétiques, Républiques socialistes soviétiques autonomes et République autonome soviétique[5], relançant alors les conflits nationalistes, jusqu’alors en sommeil. En lien avec cet héritage historique et soviétique, trois volets permettent d’apporter un éclairage intéressant dans résurgence de ce conflit.
1. Un échec politique au cœur des tensions
L’effervescence qui a lieu peut être qualifiée de crise politique, ou plutôt de crise de la politique. On peut observer depuis le début du conflit une inefficacité pathologique des institutions et des États sensés permettre le règlement de la situation. Depuis le cessez-le-feu, les troupes arméniennes occupent environ 20% du territoire azerbaïdjanais, et pour cause : aucun traité de paix n’a été signé entre les deux camps, mais un cessez-le-feu. Autrement dit, la situation est simplement en suspens depuis des années. On parlera alors d’une situation de « ni guerre ni paix[ii] » : la communauté internationale dont l’Arménie fait partie ne reconnaît pas le haut Karabagh, mais ne condamne pas pour autant les velléités indépendantistes de ce territoire. Malgré l’absence de reconnaissance, le Haut-Karabagh reste une entité singulière, un « État de facto[iii] » : dotées de certaines des caractéristiques les plus importantes d’un État[6] , les élites de la région ont profité de la situation de « ni guerre ni paix » pour procéder à une étatisation par le bas. Autrement dit, grâce au cessez-le-feu, les élites locales ont petit à petit cherché à réunir les éléments constitutifs d’un État, pour ensuite commencer un processus d’institutionnalisation : comme le souligne M. Petithomme, « Dès le début des années 2000, la plupart des documents officiels de la RHK faisaient référence à la Constitution, alors que celle-ci n’a été officiellement approuvée qu’en 2006[iv] ». Ce processus est aussi largement basé sur l’armée et les chefs militaires. La position victorieuse du Haut-Karabagh et de l’Arménie en 1994 a permis d’établir un mythe fondateur, élément structurant dans la conception de la souveraineté. La construction du Haut-Karabagh comme entité souveraine a débuté lors du conflit de 1988 et jusqu’en 1994, la volonté politique était portée par les militaires, le parlement jouant alors un rôle secondaire[v].
La complexité du règlement de cette crise vient du fait que les revendications des trois parties sont difficilement conciliables. La pierre angulaire des négociations concerne sans nul doute la restitution des « territoires occupés [7]» à l’Azerbaïdjan. Erevan se dit prête à rendre les territoires occupés en périphérie du Haut-Karabagh, à l’exception du corridor de Latchin reliant les deux entités, et à condition que la communauté internationale garantisse la sécurité des habitants de la république autoproclamée. La conception arménienne du règlement du conflit repose sur le fait que le Haut-Karabagh devrait disposer du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mis en place par la charte des Nations unies, leur permettant ainsi de créer leur propre État. Bakou quant à elle se dit prête à accorder une autonomie « unique au monde[8] », aux Arméniens de l’enclave, et ne s’oppose pas à ce que le corridor de Latchin soit sous contrôle international, mais à deux conditions : que cela ne se fasse pas aux dépens de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan, et que l’Arménie retire ses troupes des territoires occupés. Cependant, les choses prennent une tournure plus complexe lorsque l’on évoque le côté karabaghsi : n’étant reconnu par aucun État légal[9] au monde, le Haut-Karabagh exige sa reconnaissance en tant que « deuxième État arménien », point que conteste vivement l’Azerbaïdjan. Les dirigeants du Haut-Karabagh souhaiteraient également garder certaines positions situées hors de leurs frontières pour des raisons de sécurité[10]. Il y a donc deux camps, mais trois acteurs aux revendications différentes. Confondre le Haut-Karabagh et l’Arménie serait une erreur : les Karabaghsi parlent bien d’un « deuxième État arménien », mais distinct du premier. En dépit du fait que l’existence du Haut-Karabagh soit conditionnée par le soutien d’Erevan[11], les revendications et les conceptions de la gestion du conflit sont totalement différentes des deux côtés[12]. La méfiance reste de mise vis-à-vis du grand frère arménien, qui sert avant tout ses propres intérêts[13]. En conséquence, se rajoute dans les négociations un problème de « triple coïncidence des désirs[14]», compliquant encore davantage la possibilité d’une solution diplomatique.
Pour l’Azerbaïdjan, une grande partie du débat se joue du côté du droit international : l’essentiel est de déterminer si, oui ou non, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est applicable au Haut-Karabagh. Pour étudier cette question, il est utile de rappeler que la notion de peuple en droit international est entourée d’un certain mystère, suscitant encore aujourd’hui le débat. Cependant, le Haut-Karabagh faisant partie de l’Azerbaïdjan, les Arméniens qui le peuplent sont citoyens azerbaïdjanais, et constituent donc une minorité au sein même de l’État azéri. Or, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne s’applique pas aux minorités[15], mais bien aux peuples. Dans un second temps, le droit à l’autodétermination intervient sous réserve que l’État voulant en disposer soit reconnu comme subissant l’oppression d’un État colonisateur[vi], dans le cas contraire, aucune instance ni État ne reconnaîtrait l’application dudit droit. Enfin, l’application du droit à l’autodétermination ne peut pas être faite au détriment de l’unité nationale d’un État souverain. De la même manière, le recours à la force pour menacer l’intégrité territoriale d’un pays, qui est par ailleurs un principe fondamental en droit international, ne peut jamais être envisagé dans le règlement des différends, comme le stipule la résolution 2625 (XXV) sur les relations amicales des Nations unies[vii], qui cette fois-ci, concerne directement l’Arménie.
Du côté arménien, il s’agit de mettre en lumière l’inachèvement du processus d’indépendance du Haut-Karabagh comme justification au droit de constituer un état souverain. Ce processus fut commencé peu avant celui de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan[16] dans un contexte de libéralisation de l’URSS, avec notamment le Glasnost et la Perestroïka. Profitant du climat politique, le Soviet suprême du Haut-Karabagh vota le rattachement de la région à l’Arménie le 20 février 1988, mais le vote fut invalidé par le Soviet suprême d’URSS. Ce n’est que peu après la déclaration d’indépendance de l’Azerbaïdjan que le Haut-Karabagh déclara unilatéralement son indépendance, le 2 septembre 1991, s’appuyant sur la législation soviétique spécifiant que « les peuples des républiques et entités autonomes ont le droit de décider de leur maintien dans l’Union soviétique ou dans une république fédérée la composant et de choisir leur statut politique et juridique [viii]». Du point de vue arménien, il s’agit donc à la fois de réparer cette injustice historique, mais aussi d’appliquer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : les Habitants du Haut-Karabagh sont considérés par l’Arménie non pas comme une minorité, mais bien comme un peuple, ce qui lui permet de justifier ses actions.
Ainsi, la situation de « ni guerre ni paix », fruit de l’échec politique des organisations internationales, est vue comme une aubaine par le Haut-Karabagh, lui permettant de bâtir son autonomie de facto vis-à-vis de Bakou, mais aussi d’Erevan. Néanmoins, l’Azerbaïdjan se voit depuis quasiment trente ans amputé d’une partie de son territoire, ce qui semble avoir fourni un terreau propice aux nouveaux affrontements du XXIe siècle. Lorsque l’Azerbaïdjan évoque son intégrité territoriale, l’Arménie invoque le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe prévalant sur le premier, donnant ainsi une dimension plus « juste » à sa cause .
Le facteur politique est nécessaire pour comprendre ce conflit, mais non suffisant : la variable économique à un pouvoir explicatif tout aussi important.
2. Une situation économique complexe
Après la chute de l’URSS, l’avenir économique de l’Azerbaïdjan était incertain : indépendant en 1991 et devant assurer une transition politique et institutionnelle, ce dernier se voit plongé dans la guerre, qui dura jusqu’en 1994. Cependant, pouvant compter sur ses ressources en hydrocarbure, l’Azerbaïdjan connaît après cette période un taux de croissance stable et élevé, atteignant son paroxysme entre 2005 et 2007 avec un taux compris entre 25% et 35%[ix]. En 2019, l’Azerbaïdjan semble maîtriser sa dette extérieure (19% du PIB) et son inflation (3.2%), mais reste extrêmement dépendant du secteur énergétique, à laquelle elle doit la plupart de ses richesses.
Toutefois, cette dépendance au secteur de l’énergie adosse les perspectives de croissance du pays aux cours du baril, ainsi qu’aux réserves d’hydrocarbures accessibles. Cette double dépendance empêche toute vision économique de long terme, du moins tant que le pays reste dans la configuration du « tout pétrole ». Le deuxième risque encouru par l’économie azérie et par tout pays faisant le choix de développer à outrance un secteur exportateur de son économie est le phénomène de « malédiction des ressources naturelles [x]», ou « syndrome hollandais ». En effet, l’augmentation de l’exportation de matières premières entraîne l’appréciation de la monnaie. Ce faisant, les autres secteurs de l’économie finissent par être impactés par une baisse de la compétitivité-prix, due à l’appréciation de la monnaie, et finissent par être dans l’impossibilité de se développer. Plus récemment, les travaux de Subramanian[xi] ont souligné que ce phénomène accroissait la corruption et ne permettait pas une allocation optimale des ressources[17] aux différents secteurs de l’économie. Cela s’explique principalement par le fait qu’il existe une difficulté concernant la gestion du flux abondant de ressources naturelles. Lorsque la rente liée aux ressources naturelles diminue, l’effet empire : n’arrivant pas à prendre le relais, les autres secteurs sous-développés ne permettent pas de combler le manque à gagner. Dans le cas de l’Azerbaïdjan, l’Oléoduc Bakou – Tbilissi – Ceyhan, ouvert en 2005 a permis d’accroître considérablement l’export d’hydrocarbures, qui s’est poursuivis par la construction d’autres installations, dont le gazoduc Transanatolien TANAP. Un projet de pipeline transadriatique, devant permettre l’acheminement d’hydrocarbures vers l’Europe, participera sans nul doute à la poursuite de l’effet décrit plus haut.
Les énormes réserves d’hydrocarbures de l’Azerbaïdjan lui permettent d’envisager l’avenir sereinement en ce qui concerne le secteur énergétique, sous réserve que le prix du pétrole ne fasse pas défaut. Or, on remarque que les fluctuations[18] de ces dernières années n’ont pas laissé le pays indemne, faisant planer le spectre d’une crise économique et sociale sur le pays, qui a également la charge de gérer la réinsertion des réfugiés du conflit impliquant le Haut-Karabagh.
Toute proportion gardée, il est intéressant de remarquer la présence d’une corrélation négative entre le cours du baril de Brent, qui conditionne directement le taux de croissance annuelle de l’économie azerbaïdjanaise, et l’augmentation des tensions autour du Haut-Karabagh. On remarque notamment qu’antérieurement à la « guerre des quatre jours », l’économie enregistra une forte baisse du prix du Brent[19], qui se traduisit par un taux de croissance annuel négatif [20] en 2016. En 2020, les variations de prix furent sensiblement plus extrêmes[21], et vont à nouveau se répercuter sur la croissance annuelle, anticipée par BNP Paribas[xii] à – 2.2 points pour l’année 2020. À partir de ces observations, on pourrait éventuellement remarquer une tendance générale à la reprise du conflit lorsque l’économie ralentit, cependant l’absence de données et l’intervalle relativement réduit de ces observations ne permettent pas de mettre à jour une telle relation de causalité avec certitude.
Contrairement à l’économie l’Azerbaïdjanaise, l’Arménie ne dispose pas d’importantes réserves d’hydrocarbures lui assurant une rente substantielle, et ne bénéficie pas non plus des importants réseaux de pipelines de son voisin. Depuis son indépendance, et malgré le fait qu’elle ait « gagné » la guerre contre l’Azerbaïdjan en 1994, l’Arménie s’est retrouvée de plus en plus isolée, politiquement, mais aussi économiquement. Entourée par la Turquie à l’ouest, l’Azerbaïdjan à l’est, et la Géorgie au nord, la frontière iranienne au sud-est la seule à permettre d’importants échanges économiques, mais aussi le transit de l’aide militaire russe, vitale pour l’Arménie et le Haut-Karabagh, à laquelle ils doivent notamment lors de leur supériorité en 1992 . Les relations que cette dernière entretient avec la Russie la privent non seulement du partenariat frontalier géorgien[22], mais également du soutien américain. De fait, dès l’arrêt du conflit arméno-azerbaïdjanais, Bakou devient peu à peu le partenaire des États-Unis, dont la stratégie s’articule autour de l’axe de Bakou - Tbilissi – Ankara, en opposition à l’axe arméno-russe.
Cet isolement et cette asymétrie des relations se traduisent par deux économies bien différentes, qui n’ont rien de comparable. En 2018, d’après la Banque mondiale, l’Arménie produisait 12.43 milliards de dollars de richesses, quand son voisin produisait 46,94 milliards de dollars de richesses. À titre d’exemple, le budget azéri de la défense[24], qui a presque triplé en l’espace de 10 ans, représente plus de quatre fois le budget de la défense arménien[25].
L’économie azerbaïdjanaise connaît des défauts structurels, qui la rendent particulièrement sensible à la conjoncture économique, et plus particulièrement quand cela impacte le marché de l’énergie, mais lui permet toutefois de produire un énorme volume de richesse, qui rejaillit directement sur les dépenses militaires. La mobilisation du sentiment national permet également de détourner l’attention de la population des difficultés économiques liées à la pandémie mondiale, ayant peut-être contribué à motiver un passage à l’acte, que ce soit d’un côté ou de l’autre. L’Arménie ne bénéficie pas des ressources naturelles de l’Azerbaïdjan et ne s’inscrit donc pas dans cette relation de dépendance. Par ailleurs, elle connaît actuellement un taux de croissance sensiblement plus fort que son voisin, bien que cela ne soit pas suffisant pour la placer en position de force dans ce conflit.
3. Les populations, otages et instruments
« Le déplacement des populations devient aussi bien une arme de guerre qu’une conséquence de celle-ci », écrit Josep Zapater dans les Cahiers d'Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien[xiii], qui illustre parfaitement le rôle ambivalent des populations. Nous traiterons ici à la fois des populations, c’est-à-dire d’un ensemble de personnes habitant un territoire donné, mais également des diasporas, désignant les groupes issus de la dispersion d’une population. Si actuellement l’Arménie est homogène ethniquement, elle ne correspond qu’à une fraction de l’Arménie historique[26]. En plus d’être une conséquence du conflit, le déplacement des populations et leur instrumentalisation est à la fois un outil et une source de légitimation utilisée par les deux camps.
Historiquement, le déplacement et la prise pour cible des populations n’ont rien de nouveau dans la région.. L’Arménie fut particulièrement touchée par ce phénomène, dont on retrouve notamment les traces à la fin du XIXe siècle avec les massacres amibiens, pouvant être vu comme l’un des signes avant-coureurs du génocide qui allait avoir lieu pendant la Première Guerre mondiale. Plus tard, sous l’ère soviétique et, plus particulièrement entre 1947 et 1950, Staline utilisa la déportation dans le cadre de la politique de retour de la diaspora, et déplaça 100 000 paysans azéris d’Arménie pour reloger la diaspora arménienne[xiv]. En 1989, l’Oblast du Haut-Karabagh était peuplé de 189 000 habitants, comptant parmi eux 145 500 Arméniens et 41 000 Azéris[xv]. M. Petithomme estime qu’entre 1987 et 1994, environ 250 000 Azéris furent expulsés[xvi] du Haut-Karabagh. En 2001 d’après le bureau du Haut-Karabagh aux États-Unis[xvii], on comptait 95% d’Arméniens dans le Haut-Karabagh, le reste de la population étant assyrienne, grecque et kurde. Désormais qualifiés « d’étrangers illégaux [27]» ou de « citoyens sans États », les Azéris du Haut-Karabagh, devenant réfugiés, ont depuis 1987 été petit à petit coupés de la vie politique de ce territoire : il s’agit alors de délégitimer leur droit au retour. De plus, la constitution de 2006 du Haut-Karabagh, ne permet le retour des déplacés azéris qu’à la condition de défendre la république autoproclamée comme entité souveraine, ce qui est catégoriquement rejeté par l’Azerbaïdjan. Du côté azerbaïdjanais, les réfugiés représentent une charge conséquente : 72% environ des réfugiés du Haut-Karabagh vivent en dessous du seuil de pauvreté[xviii], alors que ce seuil atteint normalement 40% dans la population azerbaïdjanaise. Si officiellement, les réfugiés sont censés pouvoir occuper des maisons, dans la pratique on observe qu’ils sont souvent logés dans des camps permanents, facilement démontables. Dans l’esprit de Bakou, l’intégration des réfugiés à la société azerbaïdjanaise signifierait la perte de leur droit au retour dans le Haut-Karabagh. La volonté du Haut-Karabagh de bâtir un État de facto et d’arriver à une reconnaissance internationale au fil du temps contraste avec la vision de la gestion des réfugiés par l’Azerbaïdjan, qui fait le pari que leur retour sera possible dans un avenir proche. Cette inadéquation de points de vue se répercute directement sur les réfugiés du conflit, « otages de la situation ».
On notera également un pouvoir de mobilisation très fort parmi le peuple arménien. Utilisant la diaspora comme levier d’influence dans les pays d’accueil, l’Arménie dispose d’importants relais au sein de la communauté internationale. Après une plaidoirie de L’Armenian National Committee of Australia (ANC Australia), le parlement australien de Nouvelle-Galles du Sud adopta une résolution reconnaissant la volonté d’indépendance du peuple arménien. Il en est de même pour l’État américain du Rhode Island[xix], la Californie[xx] et le Massachusetts[xxi], demandant au président américain de supporter le désir d’indépendance de la république autoproclamée. Toutefois, la volonté affichée des autorités[28] « d’homogénéiser » le Haut-Karabagh dans le but d’obtenir plus de légitimité provoque paradoxalement l’effet inverse, empêche d’emblée tout soutien réel de la communauté internationale.
Avant même le début du conflit arméno-azerbaïdjanais, des tensions ethniques apparaissaient déjà des deux côtés. En février 1988, une foule de 500 000 personnes manifesta pour le rattachement du Haut-Karabagh à l’Arménie dans les villes de Stepanakert et d’Erevan. Empreintes de violences, ces manifestations trouvèrent leur équivalent du côté azéri à la fin du mois de février 1988, dans la ville de Soumgaït, où durant trois jours des pogroms anti-arméniens eurent lieu. Dès lors, les mouvements de population se firent de moins en moins rares, les personnes de la minorité ennemie étant systématiquement chassées dans le meilleur des cas, et ce jusqu’à ce que le territoire soit « purifié ». L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont ainsi fait l’objet d’épurations systématisées, ayant eu pour conséquence une homogénéisation ethnique des territoires.
La synthèse d’un échec politique, d’une économie soumise aux fluctuations des matières premières ainsi qu’aux baisses des recettes d’exportations liées à la pandémie a constitué un facteur aggravant dans le rebond des tensions liées à ce conflit, d’autant plus que, contrairement à la guerre des quatre jours, les forces azerbaïdjanaises semblent désormais avoir l’avantage. Dans une moindre mesure, l’éclatement du conflit remet également en lumière les stratégies de pouvoirs de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, où les populations sont respectivement utilisées comme garanties et comme groupes de pression. Toutefois, l’héritage lié aux épurations n’est pas sans poser de problème aux deux camps. Du côté azéri, il y a au sein de la population une division nette entre les réfugiés et le reste de la population, qui accuse régulièrement le gouvernement de détourner les aides aux réfugiés. Du côté arménien, la volonté d’indépendance du Haut-Karabagh marque la fin de « l’union sacrée » de la nation arménienne, et introduit même une division en fonction du territoire d’origine, chose impensable jusqu’alors.
Depuis quelques jours, l’implication croissante de la Turquie dans ce conflit est mise en lumière, faisant notamment l’objet d’une déclaration d’Emmanuel Macron au conseil européen, à Bruxelles, qui souligne parfaitement l’attention turque portée à la région. Néanmoins, il ne s’agit pas de la seule puissance ayant des intérêts sur ces territoires : la Russie, partenaire historique de longue date des États belligérants, fait également partie du jeu.
II. Les prises d’intérêts étrangers dans le conflit du Haut-Karabagh
Une nouvelle fois, la Russie et la Turquie se font face de manière indirecte. Ayant toutes deux des intérêts dans la région, les derniers jours de cette crise sont révélateurs de l’attitude générale de ces pays vis-à-vis de chacun des deux camps. Naturellement proches de l’Azerbaïdjan, car partageant un même espace turcophone, les Turques partagent également une même identité religieuse. La volonté hégémonique de Recep Tayyip Erdoğan sur la région azérie est une nouvelle opportunité qu’Ankara est prête à saisir. La Russie quant à elle entretient une relation privilégiée avec l’Arménie, dont le christianisme est la religion majoritaire, et est également à la base de l’identité russe telle que redéfini par Vladimir Poutine. De manière plus pragmatique, il serait faux de croire que la Turquie voue une haine absolue aux Arméniens : il y a un peu plus d’une dizaine d’années, il était notamment question de reprendre les relations diplomatiques à Erevan[xxii], et de rouvrir la frontière avec l’Arménie[xxiii]. Cependant, la volonté de cette dernière concernant la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie coupa court tout espoir de reprise des relations diplomatiques entre les deux pays. Encore aujourd’hui, la question de la reconnaissance du génocide arménien constitue un enjeu important dans la relation entre ces deux peuples. Dans une tout autre logique, la Russie tient à contrôler son étranger proche, dont l’Azerbaïdjan fait partie. Leur histoire commune sous la pointe de fer de l’URSS a indiscutablement participé à créer une relation particulière entre ces deux nations. Déterminer quel pays soutien quel camp se révèle donc être beaucoup plus complexe que d’apparence, même si les prises d’intérêts russes et turcs dans le conflit ne sont pas de la même intensité. Par la même occasion, nous étudierons si les intentions de ces deux nations ont des effets bénéfiques sur la stabilisation de la région ou si, au contraire, elles participent à la déstabilisation de la situation.
1. Turquie et Azerbaïdjan, « une nation, deux États »
Géographiquement et historiquement, l’Azerbaïdjan à une portée symbolique forte pour la Turquie, et se révèle être le premier maillon d’un espace panturc cher au président Erdogan, comme l’explique Jean Radvanyi[xxiv]. Le ministre de la défense turc déclara d’ailleurs que « la Turquie continuera de soutenir l’Azerbaïdjan par tous les moyens et de tout son cœur[xxv] ». À la vision stratégique se mêle un discours qui en appelle au registre de la persuasion, faisant ainsi comprendre que les relations turco-azerbaïdjanaises vont bien au-delà du simple partenariat économique. En prenant du recul sur la situation, la volonté hégémonique de la Turquie n’est plus à prouver : les multiples implications turques dans la région traduisent aisément la volonté d’Erdogan de paraître plus gros qu’il ne l’est en réalité, voire même de devenir une puissance mondiale. L’Azerbaïdjan est aussi la clef de voûte d’une stratégie turque tournée vers les hydrocarbures, et qui conditionne l’accès de cette dernière aux plus hautes sphères de la puissance.
Dans le conflit du Haut-Karabagh, les implications turques sont réelles : le soutien au régime d’Ilham Aliyev passe par une aide militaire indirecte, qui se traduit entre autres par la mise à disposition de drones et l’acheminement de mercenaires syriens[xxvi] sur le théâtre d’opérations. La rhétorique employée par la Turquie, qualifiée de « guerrière » et « d’irresponsable » par le président Macron, s’inscrit dans cette même logique de soutien « inconditionnel » que veut bien faire transparaître Ankara. En dernier lieu et non des moindres, la Turquie est la seule « puissance » à ne pas appeler au cessez-le-feu entre les deux parties, ce qui n’est pas non plus surprenant lorsque l’on replace ce fait dans la stratégie générale de la Turquie.
Entre le premier mandat de Recep Tayyip Erdoğan et le second, on notera un changement de discours, puisant davantage ses ressources dans l’identité turque. Élu sur des promesses de leadership régional en coopération avec les autres acteurs régionaux, le discours de Recep Tayyip Erdoğan est devenu beaucoup plus belliqueux lors de son second mandant, où il tira les leçons de ses précédentes positions, électoralement inefficaces. Ce virage amorça la fin de la politique du « zéro problème avec les voisins[29] ». La stratégie turque actuelle consiste en une multiplication des implications régionales. La Turquie semble se nourrir des crises, qu’elle voit comme des opportunités d’asseoir un peu plus sa mainmise sur la région : que ce soit en Méditerranée Orientale, à Idlib en Syrie, en Libye ou encore en Irak contre le PKK[30], la Turquie est sur tous les fronts. Selon Gaïdz Minassian, enseignant-chercheur à l’Institut d’études politiques de Paris , la stratégie de déstabilisation turque est au service d’un dessin hégémonique régional en tentant d’ouvrir un troisième front dans le Caucase[xxvii]. Ankara entend également consolider sa relation avec l’Azerbaïdjan, décrite comme « une nation, deux États [31]», faisant référence à l’occupation historique d’un même espace panturque. Dans cette optique « néo-ottomane » portée par Erdoğan, l’Arménie est également vue comme le « verrou » à faire sauter, afin d’obtenir une continuité territoriale. Par ailleurs, il est également important de souligner que l’identité panturque est un élément de mobilisation patriotique fort, qui permettrait entre autres à l’AKP de rasseoir sa popularité en Turquie, qui semble s’éroder[32].
Si d’apparence la position et la stratégie turque semblent être absolues, il convient de nuancer ces propos. L’Azerbaïdjan a récemment fait une lettre ouverte[xxviii] remerciant la Turquie pour son aide, mais elle n’a jamais entrepris de la demander. L’Azerbaïdjan a appuyé sur le fait qu’elle était capable de se défendre et de reprendre les territoires perdus par la force. De fait, l’armée azerbaïdjanaise n’a cessé de croître, tout comme son budget, ce qui est notamment permis par les rentes tirées de l’exploitation des hydrocarbures. De plus, la rhétorique belliqueuse de la Turquie soulignée plus haut n’a rien à voir avec celle employée lors de l’opposition en Méditerranée Orientale. Lorsque l’on considère que l’engagement de la Turquie se limite au soutien matériel et logistique, avec notamment l’envoi de mercenaires, il apparaît plus clair que l’Azerbaïdjan n’a rien à voir avec Idlib : cette fois-ci, le jeu se déroule dans « l’arrière-cour » de la Russie, le rapport entre ces deux puissances est donc susceptible d’être bien différent. Allant encore plus loin, Bayram Balci, chercheur au CNRS et spécialiste des études anatoliennes, relativise[xxix] nettement le slogan « une nation, deux États » : il est vrai que les Turcs partagent une même turcité avec l’Azerbaïdjan, mais ces derniers tiennent à leur particularisme linguistique, et ne veulent pas être phagocytés par Ankara. De plus, le modèle turc érigé en exemple par les puissances occidentales pour prévenir une éventuelle radicalisation des nouvelles républiques turciques[33] lors de la chute de l’URSS « n’a pas eu le succès escompté », limitant alors le paternalisme turc à l’égard des républiques à dominante musulmanes.
Au niveau global, la stratégie turque débouche sur un inachèvement. Les multiples fronts sur lesquels la Turquie s’est engagée sont bloqués, et cette dernière ne parvient pas à mener à leurs termes les initiatives d’engagement sur les différents théâtres. D’après Samim Akgönül, directeur du département d’études turques de l’université de Strasbourg, Recep Tayyip Erdoğan donne effectivement l’impression d’être à la tête d’une puissance régionale, mais cette puissance n’est pour l’instant que déclarative et inaboutie[xxx].
2. La singularité des relations russes au Sud-Caucase
Le 29 septembre 2020, Dmitri Peskov déclara que « la Russie a toujours adopté une position équilibrée [ce qui lui confère le pouvoir] d’user de son influence ou d’utiliser ses relations traditionnellement bonnes avec les deux afin de résoudre ce conflit [xxxi]». Cette assertion du porte-parole du Kremlin a le mérite de souligner la particularité des relations russes avec les ex-RSS, et plus précisément avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Identitairement très proche de la première, la proximité avec la seconde vient à la fois de l’énorme pouvoir de nuisance[34] russe sur l’économie azerbaïdjanaise, mais également du fait qu’une partie des élites azerbaïdjanaises ont étés formés à la même école pendant la période soviétique.
Comme rappelé plus haut, il est important d’appuyer le fait que dans ce conflit, si on peut voir une certaine solidarité religieuse intervenir d’un côté, sa portée structurante est à relativiser. Le soutien iranien à l’Arménie en est un parfait exemple : tout comme les Azéris, les Iraniens sont majoritairement chiites, mais ont pourtant apporté un fort soutien à l’Arménie, tout en se méfiant de l’attitude turque, jugée trop « occidentale » il y a quelques années.
Contrairement à la Turquie, la Russie n’adopte pas la même approche : elle a appelé à cesser les hostilités au début du conflit, ce qui n’est pas étonnant au vu des multiples intérêts régionaux, portant notamment sur un partenariat stratégique concernant la livraison de matériel militaire, partenariat également partagé avec l’Arménie. À ce sujet, il est intéressant de noter la demande particulière de M. Aliyev lors de la visite du ministre de la Défense russe à Bakou, le 25 septembre dernier. En effet, comme le rapporte Jean Radvanyi interrogé par France 24[xxxii], le président Aliyev aurait demandé à Sergueï Choïgou de pouvoir acheter du matériel militaire plus sophistiqué[35]. L’Azerbaïdjan est aussi vu comme un sérieux concurrent pour la Russie, exportatrice majeure d’hydrocarbures vers l’Europe. Avec le projet de gazoduc Transadriatique (TAP), l’Azerbaïdjan menacerait directement la position dominante russe sur le marché du gaz. La stabilité de la région est également un enjeu important pour Vladimir Poutine, voulant garder le contrôle de l’étranger proche. Une extension du conflit n’agirait pas dans l’intérêt russe de préserver ses relations avec les deux parties, d’autant plus que ces derniers possèdent une base importante en Arménie, ce qui rend toute incursion étrangère en territoire arménien particulièrement risqué pour l’agresseur.
En reprenant la déclaration du porte-parole du Kremlin insistant sur la relation équilibrée de la Russie à l’égard des deux parties, celle-ci demeure fragile et remise en question par l’Azerbaïdjan. Les partenariats concernant la vente d’arme sont conclus avec les deux camps, mais la Russie a depuis des années veillé à livrer des armes plus sophistiquées à l’Arménie, ce qui expliquerait la demande du président Aliyev au ministre de la Défense russe le 25 septembre 2020. Cette inégalité ne fait qu’attiser une attitude de défiance grandissante vis-à-vis du groupe de Minsk, dont la Russie est coprésidente[36], et qui, à l’inverse du conflit actuel, semble être congelé depuis des décennies.